Réflexions canadiennes sur le trentième anniversaire de la Americans with Disabilities Act (Loi sur les Américains handicapés)
26 juillet 2020
Il y a trente ans, le Congrès américain a adopté la Americans with Disabilities Act (ADA), un texte de loi historique sur les droits civils dont beaucoup espéraient qu’il changerait fondamentalement la vie des Américains handicapés. Cette loi a également eu un impact retentissant dans le monde entier et a constitué un exemple de législation qui a rendu obligatoire la rénovation physique des espaces privés et publics et, pour la main-d’œuvre, l’intégration des personnes handicapées. De même, la Loi de 2005 sur l’accessibilité pour les personnes handicapées de l’Ontario (LAPHO) était également très prometteuse pour la suppression des obstacles systémiques limitant l’emploi et l’accessibilité physique des Ontariens handicapés.
Il y a un peu plus de dix ans, j’ai publié un article qui comparait les approches juridiques américaines et canadiennes en matière d’intégration des personnes handicapées sur les lieux de travail. Malheureusement, mes recherches ont révélé que les deux systèmes laissaient à désirer. Qu’il s’agisse de l’ADA ou de la Charte canadienne des droits et libertés, des lois fédérales concernant l’équité en matière d’emploi, des codes provinciaux des droits de la personne ou même de la Loi de 2005 sur l’accessibilité pour les personnes handicapées de l’Ontario (LAPHO), il semble que cela n’incarne pas nécessairement un changement réel. Soyons clairs. Il ne fait aucun doute qu’à la suite de l’ADA, il est devenu plus facile pour les personnes en fauteuil roulant et d’autres personnes à mobilité réduite et des personnes ayant des déficiences sensorielles de naviguer dans des environnements physiques tels que les bâtiments publics et les systèmes de transport public aux États-Unis. Les transports publics sont effectivement devenus plus inclusifs. En revanche, cela n’a pas été le cas dans les lieux de travail. Les tribunaux américains ont vidé de sa substance la loi et plus de 90 % des plaignants handicapés ont perdu des procès pour accommodement en milieu de travail. Au Canada, les tribunaux des droits de la personne et les cours de justice ont été plus expansifs et plus généreux envers ceux qui recherchent l’équité. Toutefois, ces décisions n’ont guère contribué à modifier les taux de chômage et de sous-emploi brut des Canadiens handicapés. Il y a un cercle vicieux dans lequel, comme peu de personnes visiblement handicapées occupent les lieux de travail, il semble y avoir peu de raisons de renouveler les politiques d’emploi à l’intention des personnes atteintes d’invalidité, ou de changer les comportements et les espaces, mais c’est précisément parce que ces aménagements n’existent pas que les personnes handicapées qualifiées restent exclues de la population active. Les organisations considèrent donc souvent que les adaptations ont un coût prohibitif ou que leur mise en œuvre serait excessive. Le milieu des personnes handicapées reste financièrement défavorisé et manque donc de puissance économique d’engager des poursuites pour s’élever contre l’inaccessibilité. Les décisions de justice qui sont favorables ne peuvent pas être renforcées par le renouvellement de contestations judiciaires – de la même manière que la communauté gay canadienne a démontré sa capacité de gagner des procès à plusieurs reprises, renforçant ainsi les droits prévus par la loi. La LAPHO vise à rendre l’Ontario pleinement accessible d’ici 2025 mais, dans le contexte actuel, cela semble peu probable.
Bien qu’il y ait certainement des jalons dans le mouvement des personnes handicapées dont les Canadiens peuvent être fiers : Terry Fox, Rick Hansen, le discours de Jim Sinclair qui exhortait « Ne pleurez pas pour nous », qui a lancé le mouvement international de la neurodiversité, et le jugement Boisbriand de la Cour suprême ; mais malgré cela, les Canadiens handicapés restent défavorisés dans la société. Paradoxalement, la pandémie de Covid-19 au Canada a fait ressortir davantage ce statut de marginal.
À l’été 2020, partout dans le monde, en raison de la pandémie, les employé(e)s de bureau et le personnel de l’éducation font maintenant du télétravail et participent à des vidéoconférences alors qu’ils s’isolent chez eux. La rapidité avec laquelle les organisations ont fait « marcher » la télécommunication est stupéfiante. Les entreprises et les organisations qui refusaient auparavant de permettre à leurs employés handicapés de bénéficier de ces mêmes aménagements pour obtenir ou conserver un emploi doivent maintenant les adopter pour survivre. L’ironie est très claire pour les membres de la communauté des personnes handicapées.
Lorsque la pandémie a quitté la Chine pour s’étendre à l’Europe et à l’Amérique du Nord, il était évident que les personnes âgées et celles souffrant d’affections et de handicaps préexistants étaient touchées de manière disproportionnée, avec des taux plus élevés d’infections graves et de décès. En dépit de cette constatation, les gouvernements et les communautés médicales des États-Unis et du Canada ont mis en place des politiques qui, par inadvertance, ont exacerbé l’impact négatif de la COVID-19 sur les personnes vulnérables et handicapées. Par exemple, dans la course aux ventilateurs, la Californie a cherché à répertorier les ventilateurs à domicile de sa population handicapée au cas où ils seraient nécessaires pour les personnes « normales » qui ont été frappées par la COVID dans les hôpitaux. Dans l’État de New York, des patients hospitalisés en soins de longue durée « COVID positifs » ont été renvoyés à leur foyer pour dégager des lits de soins aigus, même si ces patients continuaient d’excréter le virus, ce qui a favorisé l’infection et la mort dans des foyers de soins. En Ontario, les décideurs politiques ont déclaré que les résidents des maisons de soins de longue durée ne seraient pas amenés à l’hôpital même s’ils devenaient gravement malades avec la COVID-19 et ont mis en place des mécanismes pour limiter le transfert des soins de longue durée vers les hôpitaux. Les administrateurs des soins à domicile et des soins de longue durée ont été invités à réaffecter le personnel et les fournitures pour les orienter vers les soins aigus. L’Italie ayant déjà procédé au triage des ressources médicales limitées aux dépens des personnes âgées et handicapées, les bureaucrates canadiens ont suivi cet exemple. La pénurie d’équipements de protection individuelle (EPI) et de personnel a encore aggravé la situation dans les résidences de l’Ontario et du Québec. D’autres politiques destinées à protéger les personnes âgées et handicapées dans ces institutions les ont contraintes à de longues périodes d’intense isolement social et physique – sans que l’on puisse envisager de leur offrir des soins et une stimulation comme solution de rechange. L’Ontario a diffusé un protocole de triage auprès du personnel médical qui donnait délibérément la priorité aux ressources de soins intensifs pour les personnes ne souffrant pas de maladies sous-jacentes et refusait ces services à ceux qui recevaient déjà une assistance à domicile. (Le protocole a finalement été retiré). La philosophie générale semblait être qu’il fallait donner la priorité aux personnes « jeunes et en forme » et certaines personnes âgées ont même exprimé leur volonté de se sacrifier pour leurs petits-enfants. Dans la société, les personnes recevant des soins, les personnes âgées et les personnes handicapées s’affrontaient aux personnes jeunes et en bonne santé. Au début, les personnes handicapées, les malades chroniques et les personnes âgées étaient sacrifiables. Ils étaient traités comme s’ils n’apportaient aucune contribution valable à leur communauté. L’âgisme et la discrimination fondée sur la capacité physique abondaient.
En date de cet été (le 30e anniversaire de l’ADA et le 15e anniversaire de la LAPHO), plus de 80 % des décès dus à la pandémie survenus au Canada se sont produits dans des établissements de soins de longue durée – c’est le pire taux au monde (bien que les personnes handicapées et les personnes âgées aient également souffert de manière disproportionnée ailleurs). Au Canada, les soins de longue durée restent un monde à part, tout comme la vie des personnes handicapées. Les établissements sont sous-financés depuis des décennies. L’adoption de l’ADA (et de la LAPHO) ne permet pas de mettre des ressources suffisantes à la disposition des personnes handicapées. La pandémie a fait passer le manque d’espace, de personnel, de salles de bain et d’équipements de très pauvre et inadéquat à une situation tragique due à la négligence. Nous avons découvert que les gouvernements provinciaux semblaient insensibles et impuissants face aux pénuries d’EPI, aux refus de travailler, à la saleté, à la déshydratation et à la montée en flèche des taux d’infection dans cette population. L’armée a finalement dû être appelée et a publié un rapport cinglant sur les conditions dans lesquelles vivent nos aînés « bien-aimés ».
Mais on ne peut pas reprocher au personnel soignant canadien ce manque consternant de considération pour les personnes handicapées et les personnes âgées. Pendant des décennies, les soignants ont été contraints de travailler en sous-effectif, dans des environnements délabrés, avec une formation médiocre ou inexistante et des salaires inférieurs aux normes. Les immigrants et les réfugiés ont tendance à peupler les professions « à vocation sociale » de niveau inférieur qui servent les personnes handicapées et les personnes âgées. Ils n’ont pas le pouvoir économique, social et politique d’apporter les changements qu’ils savent nécessaires mais qu’ils sont incapables de réaliser. Pendant ce temps, des entreprises à but lucratif se font de l’argent alors même que des personnes qui ont besoin d’aliments sains, d’un environnement propre et agréable et de soignants attentifs en sont privées.
Peu de gens se rendent compte que ceux au Canada qui ont besoin de soins « au-delà des soins aigus » doivent compter en grande partie sur leurs propres moyens. Les appareils et accessoires fonctionnels tels que les fauteuils roulants, les cannes, les béquilles, les chiens-guides, les rampes et les ascenseurs sont tous financés en dehors de la Loi canadienne sur la santé. Étant donné les taux d’emploi extrêmement faibles des personnes handicapées, la plupart d’entre elles ne sont pas en mesure d’acheter les soins et les équipements dont elles ont besoin. Elles se tournent plutôt vers des programmes gouvernementaux dérisoires.
Par exemple, le Régime fédéral de pensions du Canada ne verse des prestations qu’à ceux qui y ont contribué – et ses prestations sont proportionnelles à la cotisation versée par les personnes en question. Les personnes nées handicapées ou qui deviennent invalides encore jeunes et ne peuvent travailler seront donc inadmissibles.
Les provinces ont des régimes publics de pensions d’invalidité mais ils sont tous fondés sur un critère d’indigence. Techniquement, une personne handicapée doit se défaire de tout son capital avant de pouvoir demander une pension d’invalidité provinciale. En Ontario et en Colombie-Britannique, cette pension est d’environ 1 100 $ par mois. (Et, bien entendu, une personne handicapée est pénalisée si elle gagne des revenus occasionnels en plus de ce montant). Paradoxalement, le gouvernement fédéral a offert une aide de 2 000 $ par mois aux Canadiens qui ont perdu leur emploi ou qui ne peuvent pas travailler en raison de la pandémie. Certains d’entre eux sont des étudiants qui vivent chez leurs parents (sans payer un loyer) et qui se trouvent à avoir gagné l’an dernier 5 000 $ en travaillant à temps partiel ou par des travaux itinérants. Les personnes qui reçoivent une pension d’invalidité ne sont pas admissibles à toucher la Prestation canadienne d’urgence. Deux mille dollars par mois seraient donc le montant de base dont une personne seule a besoin dans ce pays. Pourtant, on s’attend à ce que les personnes handicapées vivent avec environ la moitié de ce minimum de subsistance qui est accordé aux citoyens ordinaires.
Trente ans plus tard, ni la Americans with Disabilities Act (Loi sur les Américains handicapés) ni la Loi de 2005 sur l’accessibilité pour les personnes handicapées de l’Ontario (LAPHO) qui s’en est inspirée, n’ont permis de lutter contre les préjugés sous-jacents qui existent partout dans notre culture. Les personnes handicapées soulignent les exigences de la pandémie pour illustrer les préjugés habituels dont elles font l’objet.
Même les lois « libérales » bien intentionnées telles que l’aide médicale à mourir masquent des problèmes fondamentaux dans la façon dont nous considérons le handicap. L’aide médicale à mourir repose sur l’état de santé d’une personne mais elle ne tient jamais compte des circonstances physiques, sociales, économiques et des soins intimes de cette personne. Une personne atteinte d’une maladie incurable vivant dans un établissement de soins de longue durée au Canada peut très bien avoir une existence intolérable, mais une personne atteinte de la même maladie incurable qui a accès à une bonne alimentation, à des soins, à l’intimité, à des ami(e)s, à la stimulation et à la nature peut très bien trouver sa vie tout à fait tolérable. Les conditions sociales sont importantes.
Cet été, en 2020, il est évident que nous manquons à nos obligations sociales envers les personnes handicapées. Nous continuons à les traiter comme des entités séparées, inconsidérées et indignes. J’espère qu’en adoptant des mesures d’adaptation (que de nombreuses personnes handicapées ont été les premières à prendre) pour rendre notre propre vie plus supportable pendant cette pandémie, nous devons vraiment prendre conscience que les personnes handicapées font partie intégrante de nos communautés. Elles sont nous, elles appartiennent à notre communauté et nous devons le reconnaître : LA VIE DES PERSONNES HANDICAPÉES COMPTE.